Que faire après le non à l'adhésion ?

Après l’avis 2/13 de la Cour de Justice

Que faire ?

 

Jean Paul Jacqué

 

 

 

La doctrine a très largement commenté l’avis 2/13 de la Cour de justice et l’on peut se demander s’il n’est pas temps de faire une pause. Certes les motivations générales de la Cour dessinent les contours constitutionnels de l’Union et alimenteront la réflexion, mais les questions spécifiques touchant l’adhésion elle-même ont fait l’objet d’analyses exhaustives. Malgré le refus de la Cour, la protection des droits fondamentaux n’est pas en péril dans l’Union et, au contraire, le refus de l’adhésion dans les conditions prévues par le projet d’accord devrait conduire la Cour de justice à faire preuve d’une vigilance encore plus grande en ce domaine pour éviter les critiques. Son bilan n’est pas si mauvais et il n’y a aucune raison pour que la situation se dégrade. La Charte supporte largement la comparaison avec la Convention et les mécanismes prévus par l’article 6 TUE et les dispositions générales de la Charte imposent une prise en compte de la Convention.

 

Ces considérations n’impliquent pas qu’il faille abandonner toute perspective d’adhésion. Tout d’abord,  l’article 6, paragraphe 2, du traité sur l’Union européenne impose à l’Union d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme dans le respect des spécificités de l’Union décrites au protocole n°8. Cette obligation voulue par les auteurs des traités doit être respectée. Ensuite, et d’une manière générale, l’existence d’un contrôle indépendant externe, accepté par tous les Etats membres, a montré depuis des années qu’il contribuait à une amélioration de la protection des droits fondamentaux. En outre, il est difficile d’accepter que les mesures prises par les Etats membres dans le cadre de leurs compétences soient soumises à un contrôle externe lequel disparaissait dès lors que ces compétences étaient transférées à l’Union. Le développement de l’Union ne devrait pas s’accompagner d’un affaiblissement de la protection offerte aux particuliers. Enfin, sur un plan plus pratique, le système actuel de contrôle de facto de l’activité de l’Union tel qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est loin d’être satisfaisant et, à cet égard, l’adhésion, même sur la base de l’actuel projet d’accord, eut entrainé une amélioration importante de la situation.

 

Il est vrai que le challenge représenté par l’adhésion de l’Union n’était pas aisé à affronter. En effet, comme le note la Cour de justice, la Convention européenne des droits de l’homme est à l’origine un traité interétatique auquel on se propose de faire adhérer une entité de nature fédérale qui n’est certes pas un Etat. Un système qui s’applique sans difficultés à des parties contractantes étatiques risque s’il est plaqué sans précautions sur l’Union européenne de dénaturer profondément celle-ci. Tout l’enjeu de la négociation a consisté à traiter autant que possible l’Union comme un Etat en ce qui concernait les aspects institutionnels (nomination des juges, participation au Comité des Ministres … ) tout en identifiant les points sur lesquels des adaptations étaient indispensables. Lorsqu’un Etat est attrait devant la Cour européenne des droits de l’homme, l’affaire a été examinée auparavant par toute la chaîne judiciaire nationale et, en vertu de la règle d’épuisement des voies de recours internes, la Cour dispose de l’interprétation du droit national donnée par la plus haute juridiction de l’Etat. Même, s’il s’agit d’un Etat fédéral, les Etats fédérés, qui ne sont pas partie à la Convention, ne pourront voir leurs décisions mises en cause qu’il appliquent ou non le droit fédéral. Il en va tout différemment de l’Union puisque à l’opposé d’un Etat fédéral, les Etats membres sont également parties à la Convention. Un requérant pourra, après l’adhésion, déposer une requête soit contre l’Union ou contre un Etat membre, et, dans ce dernier cas,  la Cour pourra statuer sur  l’entité responsable sans même que la Cour de justice ait toujours été appelée à se prononcer. C’est à cette problématique que l’accord d’adhésion devait répondre. Dans ce cadre, il est utile d’analyser dans quelle mesure le refus d’accepter la compatibilité du projet d’accord avec les traités laisse subsister des atteintes indirectes aux spécificités de l’Union européenne auxquelles ce projet apportait des remèdes (I). Sur cette base, quelles solutions pourraient être retenues pour accommoder les préoccupations de la Cour de justice (II).

 

  1. L’absence d’adhésion préserve mal les spécificités de l’Union

Tant que l’Union ne sera pas partie à la Convention, elle ne pourra faire l’objet de requêtes individuelles et les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme n’auront pas force de droit à son égard. Ceci ne signifie pas pour autant que le droit de l’Union soit totalement à l’abri de la censure de Strasbourg. Selon une pratique désormais bien établie , les particuliers pouront soulever, devant la Cour européenne des droits de l’homme, l’inconventionalité des mesures nationales de mise en œuvre du droit de l’Union. Les actes de comportements de l’Union qui ne donnent pas lieu à mise en œuvre par les Etats bénéficieront d’une immunité puisque l’Union n’est pas partie à la Convention, mais pour les autres qui représentent la plus grande partie, la jurisprudence Bosphorus[1] continuera à s’appliquer. Or l’arrêt Bospohrus ne donne pas un blanc-seing à l’Union européenne. La condition d’insuffisance manifeste de protection qui conduit la Cour européenne à écarter la présomption d’équivalence s’apprécie au cas par cas et rien n’empêche la Cour de Strasbourg de se montrer plus exigeante qu’elle ne l’a été auparavant. Dans son discours prononcé lors de la rentrée judiciaire 2015, le Président de la Cour réaffirmait que, malgré l’avis 2/13, la Cour continuerait à exercer son contrôle : « Pour ma part, ce qui m’importe, c’est qu’il n’y ait pas de vide juridique dans la protection des droits de l’homme sur le territoire de la Convention, que la violation soit le fait d’un État ou d’une institution supranationale. Notre Cour continuera donc d’apprécier la conventionalité des actes des États, quelle que soit leur origine, et les États sont et resteront responsables de leurs obligations au regard de la Convention ».

En outre la portée de la jurisprudence Bosphorus est limitée. En effet, selon cet arrêt, elle ne joue que lorsque l’Etat agit « strictement » dans le cadre des obligations qui découlent du droit de l’Union, c’est-à-dire en l’absence de toute marge d’appréciation[2]. Cette limitation est bien précisée dans l’arrêt Michaud dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme écarte l’application de Bosphorus parce qu’il s’agissait d’une directive qui laisse une marge de manœuvre aux Etats et surtout parce qu’en l’espèce le Conseil d’Etat n’avait pas jugé bon de faire un renvoi préjudiciel à la Cour de justice ce qui privait le requérant de la protection juridictionnelle effective équivalente que devrait lui accorder le droit de l’Union[3].  Sur la base de la jurisprudecnce actuelle de la Cour européenne des droits de l’homme, on ne peut vraiment dire que les spécificités de l’Union soient protégées d’autant que l’application de Bosphorus se fait au cas par cas.

Dans ces conditions, et pour appliquer les critères dégagés dans Bosphorus, la Cour européenne des droits de l’homme est inévitablement appelée à se prononcer sur la répartition des compétences entre l’Union et les Etats membres et sur le champ d’application du droit de l’Union. En effet, elle doit déterminer si l’action reprochée à l’Etat membre est lz conséquence d’une obligation qui résulte du droit de l’Union puisque, si tel n’est pas le cas, l’exception liée à la protection équivalente ne jouera pas. On s’est souvent réjoui de l’abscence de contradiction au fond entre les jurisprudences M.S.S. et N.S. à propos de l’application du régelemnt Dublin, mais c’est oulier que l’analyse menée par les deux juridictions repose sur des bases radicalement opposées.

Mais la situation actuelle est-elle si enviable et si elle l’était aurait-on inséré l’obligation d’adhèrer dans les traités ? Elle ne l’est pas pour l’Union puisque les Etats membres peuvent être attraits devant la Cour pour l’application du droit de l’Union sans que cette dernière ne se voie reconnaître le statut de partie. Elle n’est autorisée qu’à présenter des observations, même si en pratique, lorsque le défendeur le souhaite, elles sont concertées avec lui. La Cour européenne ne pourra en l’absence d’implication préalable de la Cour de justice se prononcer que sur l’interprétation du droit de l’Union telle qu’elle résulte des arrêts rendus par les juges nationaux. D’ailleurs, en l’absence de renvoi préjudiciel, la Cour ne fera pas jouer la jurisprudence Bosphorus si la Cour de Justice n’a pas déjà été appelée à statuer sur la même affaire[4]. En l’absence du mécanisme de coresponsabilité, il appartient à la Cour lorsqu’il ne s’agit pas d’un règlement, d’apprécier elle-même la marge d’appréciation laissée aux Etats membres par le droit de l’Union dans le cadre de la mise en œuvre de celui ou de statuer sur la répartition des compétences. Ainsi, en refusant les garanties offertes par l’accord d »adhésion sur ces points, la Cour place l’Union dans une position de vulnérabilité plus grande qu’elle ne l’aurait été en cas d’adhésion. Bien entendu, la réponse à cette critique est que l’arrêt rendu par la Cour ne vise que lesEtats membres et non l’Union.

Mais, ce faisant, en cas de condamnation, les Etats membres sont placés dans une situation inextricable puisqu’ils doivent soit exécuter l’arrêt et violer le droit de l’Union, soit respecter le droit de l’Union et violer la Convention. L’expérience de l’arrêt Matthews[5] a été significative à cet égard puisqu’après avoir tenté de faire modifier le droit de l’Union, le Royaume-Uni s’est vu contraint d’adopter une solution unilatérale que la Cour a fini par valider au prix d’une argumentation de circonstance[6]. De même, en ce qui concerne la PESC, la situation ne changera rien pour les Etats membres qui en assumeront la responsabilité à Strabourg. Bien qu’applicable au résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies, la jurispridence Al-Dlimi et Montana Management inc. est transposable au cas de mise en œuvre de la PESc par les Etats membres[7] . En outre, comme les décisions sont prises à l’unanimité et qu’il n’existe pas de possibilité de contrôle juridictionnel au sein de l’Union, la responsabilité des Etats pourrait être étabie sur la base de Matthews.

Enfin, du point de vue des particuliers, leur position était facilitée par l’accord d’adhésion puisque les conditions de recevabiité était simplifiée par le jeu de la coresponsabilité qui leur éviter de se livrer à des analyses complexes pour déterminer s’il valait mieux attaquer l’Union et un Etat membre. Sans adhésion, ils devront se livrer à une étude approfondie de la situation pour savoir si, au regard de la jurisprudence Bosphorus, leur affaire sera déclarée recevable. Après tout, la fonction du système est avant tout l’effecicité de la protection judicaire et il difficile de prétendre que le maintien de la situation actuelle facilitera la vie du justiciable.

 

 

Même si l’Union n’est pas un Etat, la jurisprudence a depuis longtemps mis en valeur l’autonomie de celle-ci tant par rapport aux Etats membres que par rapport aux contraintes qui pourraient naître d’un contrôle externe exercé sur son action[8]. La Cour se livre donc à un examen spécifique de tous les éléments qui pourraient conduire à porter atteinte à cette autonomie. Ces menaces peuvent venir des Etats membres, des juridictions suprêmes nationales  et de la Cour européenne des droits de l’homme.

 

S’agissant des Etats membres,

 

L’article 344 TFUE établit la compétence exclusive de la Cour de justice pour connaître des différents entre Etats membres en liaison avec le droit de l’Union. La Convention européenne des droits de l’homme est, en vertu de son article 33, compétente pour connaître des recours interétatiques relatifs à une violation de celle-ci. La crainte de la Cour de justice est que les Etats membres ne contournent l’obligation de l’article 344 en portant à Strasbourg des différends ayant un lien avec le droit de l’Union. Certes l’accord d’adhésion préserve le jeu de l’article 344, mais il n’exclut pas le recours à l’article 33 CEDH. Dès lors, la Cour de Strasbourg pourrait être saisie d’un différend à propos de la Convention ayant un lien avec le droit de l’Union dans le cas où une violation du droit de l’Union constituerait également une violation de la Convention. L’accord d’adhésion aurait dû prescrire, dans un tel cas, l’interdiction du recours à l’article 33. On peut se demander s’il était bien nécessaire de régler la question du respect de l’article 344 dans l’accord dès lors que celui-ci acceptait, sans pour autant l’imposer, une dérogation à la Convention sur ce point. Le soin de s’assurer que les Etats membres ne violent pas l’article 344 est une question propre à l’Union et il revient à la Commission appuyée par la Cour de s’en assurer. Comme le souligne l’Avocat général Kokott, l’accord suit une pratique constante et  « Qui plus est, si l’on voulait instaurer en l’espèce une réglementation expresse concernant l’irrecevabilité des procédures d’affaires interétatiques devant la Cour EDH et sur la primauté de l’article 344 TFUE comme condition préalable à la compatibilité de l’accord d’adhésion envisagé avec le droit primaire de l’Union, cela signifierait implicitement que de nombreux accords internationaux conclus par l’Union dans le passé sont entachés d’un vice parce qu’ils ne prévoient aucune clause de cette nature. Selon nous, la possibilité d’engager contre les États membres qui portent leurs différends de droit de l’Union devant d’autres instances internationales que la Cour de justice de l’Union européenne une procédure d’infraction (articles 258 TFUE à 260 TFUE), procédure dans le cadre de laquelle des mesures conservatoires pourraient être adoptées en tant que de besoin (article 279 TFUE) , est suffisante pour garantir l’effet utile de l’article 344 TFUE » (points 117 et 118). Les disciplines internes de l’Union n’étaient-elles pas suffisantes ? Elles l’ont été par le passé. En effet, cette question avait été au cœur de l’affaire en manquement Commission/Irlande[9] et la Cour a conclu qu’un tel comportement serait contraire au principe de coopération loyale entre la Communauté et les Etats membres.

 

En ce qui concerne les juridictions nationales suprêmes

 

La critique porte sur les possibilités qui seront offertes à celle-ci par le protocole n°16 lorsque celui-ci entrera en vigueur et sur la procédure dite de l’implication préalable. Le protocole n°16 organise une procédure de demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme formée par les juridictions suprêmes national. La Cour de justice y voit le risque que les juges nationaux saisissent Strasbourg d’une demande d’avis sur une question liée au droit de l’Union contournant ainsi la procédure de renvoi préjudiciel instituée par l’article 267 TFUE. Ici encore, il s’agit avant tout d’une question interne à l’Union puisqu’est en jeu le respect des traités et cette question peut se régler au moyen de la procédure de manquement. La Cour aurait pu se limiter à rappeler la règle aux Etats membres sans exiger l’insertion d’une disposition spécifique d’autant plus que l’adhésion est neutre à cet égard. Adhésion ou non, les Etats qui auront ratifié le protocole pourraient contourner la procédure de renvoi préjudiciel au risque de se mettre en conflit avec le droit de l’Union.

 

De la même manière, le système de l’implication préalable de la Cour de justice a été conçu à la demande de celle-ci pour couvrir les hypothèses dans lesquelles une juridiction nationale statuant en dernier ressort aurait omis de faire usage du renvoi préjudiciel. Dans ce cas, l’Union peut se porter codéfendeur dans la procédure et la Cour de justice peut être amenée à se prononcer, selon une procédure fixée dans le cadre de l’Union, sur l’interprétation de l’acte en cause au regard des droits fondamentaux. Ceci éviterait à la Cour européenne des droits de l’homme de se prononcer sur la base de l’interprétation donnée par la juridiction nationale et de prendre en considération la seule interprétation de la Cour de justice. L’obligation de renvoi préjudiciel aurait pu être rappelée  par la Cour de justice et sanctionnée dans le cadre de l’Union. La Cour européenne, elle-même, a toujours soutenu cette obligation et considéré comme une violation de la Convention le fait de ne pas motiver le refus de renvoi[10]. Cependant, cette procédure d’implication préalable ne devrait trouver à s’appliquer que dans de rares hypothèses et n’est pas dépourvue d’intérêt. Le texte du projet d’accord limitait son emploi aux fins de vérifier « la compatibilité » d’une disposition du droit de l’Union avec les droits fondamentaux. La Cour de justice en déduit qu’elle ne pourra être saisie dans les affaires concernant le droit dérivé que lorsque se pose un problème de légalité et non d’interprétation, ce qui aurait pour conséquence que la Cour de Strasbourg pourrait dans ce cas interpréter le droit de l’Union. Le raisonnement de la Cour procède d’une interprétation littérale à contrario du rapport explicatif. Mais, pour tout juriste, l’examen de la compatibilité passe par une interprétation du texte en cause et le reproche fait par la Cour semble à cet égard bien formaliste.

 

Méfiance à l’égard de la Cour européenne des droits de l’homme

 

La Cour de justice veut éviter que la Cour européenne des droits de l’homme soit amenée volens nolens à s’immiscer dans le règlement de questions internes à l’Union. Le plus grand danger était sans doute celui  d’une intervention de la Cour dans la répartition des compétences au sein de l’Union dans la mesure où cette répartition est une élément fondamental du pacte constitutionnel fondateur de l’Union. Le projet d‘accord protège cette répartition des compétences par le système du codéfendeur qui permet à l’Etat ou à l’Union selon le cas de se porter au côté du défendeur initial et de constituer avec lui une seule partie. De la sorte, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas à se demander au stade de la recevabilité si la mesure contestée relève des compétences de l’Union ou de celles de l’Etat membre en cause. La Cour de justice ne conteste par le système, mais met le doigt sur certaines insuffisances. La demande de se porter codéfendeur est soumise à la Cour de Strasbourg qui vérifie, prima facie, s’il existe bien un lien avec le droit de l’Union. Certes, cette Cour ne devrait pas entrer dans le fond et se contenter d’une simple apparence, mais, selon la Cour de justice, il existe un risque qu’elle puisse le faire. De la même manière, la condamnation éventuelle est adressée aux codéfendeurs, mais l’accord prévoit que la Cour peut décider en cours d’instance de ne condamner qu’un seul d’entre eux. Comme le note la Cour de justice, il existe, dans les deux cas, une possibilité, faible certes à notre avis, que la Cour européenne des droits de l’homme ne s’immisce dans la répartition des compétences qui est une question propre à l’Union et ne saurait être tranchée que par elle et selon ses propres procédures. La constitution du statut de codéfendeur devrait donc être de droit sans autorisation de Strasbourg et persister aussi longtemps que l’Union le jugera bon. Les préoccupations de la Cour sont légitimes, mais elles se fondent sur un sentiment de méfiance à l’égard de la Cour européenne des droits de l’homme qui, à la lecture de l’avis, pourrait se croire soupçonnée de vouloir s’immiscer de force dans la répartition des compétences entre l’Union et ses Etats membres et qui se voit ainsi privée en la matière de contrôle sur sa propre procédure.

 

Le second risque est celui d’une remise en cause à Strasbourg de la primauté du droit de l’Union. En effet, l’adhésion pourrait conduire à permettre aux Etats membres, en vertu de l’article 53 de la Convention, d’appliquer des règles plus protectrices que celles prévues par la Convention. Un Etat pourrait éventuellement s’appuyer sur cette faculté pour refuser d’appliquer le droit de l’Union au motif que son système constitutionnel est plus protecteur. Ainsi serait remise en cause de la jurisprudence Melloni[11] selon laquelle un Etat ne saurait invoquer une garantie interne supérieure à celle offerte par la Charte pour s’abstenir d’appliquer le droit de l’Union. L’inquiétude semble exagérée dans la mesure où les Etats ne peuvent revendiquer une protection supérieure que s’ils ont le pouvoir de le faire. Or, la primauté du droit de l’Union leur interdisant dans certains cas d’offrir une protection supérieure à celle garantie par la Charte, ils ne sauraient invoquer celle-ci à Strasbourg.

 

La troisième réserve est liée à la possibilité pour la Cour européenne de connaître de requêtes relatives à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Or la compétence de la Cour de justice est limitée par les traités en ce domaine aux mesures restrictives prises à l’égard des personnes physiques et morales. Strasbourg pourrait donc juger de cas qui n’auraient jamais été soumis à Luxembourg. La question avait été longuement évoquée lors des négociations à la suite des objections soulevées par plusieurs Etats membres. La solution finalement  consistait à poser en règle que les requérants devaient agir contre l’auteur de l’acte ou du comportement reproché. Comme, dans le cas de la PESC, les mesures de mise en œuvre, notamment lors des missions PESC, sont prises par les Etats membres et que les missions sont constituées d’Etats membres, les requêtes devaient être dirigées contre ces derniers, quitte pour l’Union à demander le statut de codéfendeur. Cette solution n’a pas retenu l’attention de la Cour. Pour  cette dernière, admettre la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme dans le domaine de la PESC reviendrait à soumettre exclusivement le contrôle d’actes, de comportements ou d’omissions de l’Union à une juridiction extérieure. Sur un plan pratique, la question essentielle n’est sans doute pas l’éventualité de décisions contraignantes de l’Union contraires aux droits fondamentaux, mais bien celle de la violation des droits de l’homme sur le terrain dans le cadre d’opérations mises en place par l’Union. Exclure la PESC du champ de l’accord conduit à renvoyer le problème aux Etats membres. Sur ce point, l’avis ne va certainement pas dans le sens d’une réelle protection des droits fondamentaux (summum jus, summa injuria). Certains y verront peut-être une discrète revendication d’une extension des compétences de la Cour à la PESC. Mais c’est une autre histoire. En tout cas, l'attitude qui consiste à dire puisque je ne peux connaître de la PESC, Strasbourg n'en connaîtra pas non plus laisse, s'agissant d'un secteur où les risques de violations des droits fondamentaux sont importants, pour le moins perplexe quant à la balance qu'établit la Cour entre ses prérogatives et la protection des droits humains

 

Enfin, la dernière critique porte moins sur des questions structurelles, mais sur les divergences de jurisprudence entre Luxembourg et Strasbourg. Elle porte sur le principe de confiance mutuelle que la Cour de justice élève au niveau de principe constitutionnel de l’Union. Ce principe qui trouve à s’appliquer notamment dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Fondé sur le postulat sur lequel la protection des droits fondamentaux est satisfaisante dans tous les Etats membres, il implique que les Etats membres répondent aux demandes des autres Etats membres sans vérification supplémentaire sauf cas de défaillance systémique. Le renvoi dans le pays de première entrée des demandeurs d’asile en application du règlement Dublin, par exemple, doit être effectué sans vérification supplémentaire sauf défaillance systémique de l’accueil dans ce pays[12] . Selon la Cour européenne des droits de l’homme, il est nécessaire, dans certains cas, d’effectuer un examen au cas par cas, ce qui, selon Luxembourg, rendrait le système inopérant[13].

 

II. Que faire ?

 

L’article 6 imposant à l’Union l’obligation d’adhérer à la Convention, les négociations devraient reprendre. Cependant, on ne peut s’empêcher d’être pessimiste. Sur certains points, des solutions sont possibles à condition qu’elles soient acceptées par les parties à la Convention non membres de l’Union européenne, ce qui n’est pas évident. En outre, les réserves générales à la Convention ne sont pas possible. Il est possible de supprimer l’intervention de la Cour européenne en matière de coresponsabilité. Celle-ci deviendrait de droit sur demande de l’Union ou d’un Etat membre. En ce qui concerne l’implication préalable, la solution est encore plus simple. Puisque l’obstacle résulte de la rédaction du rapport explicatif, il est aisé de modifier celle-ci.

 

Dans d’autres cas, diverses voies sont possibles qui pourraient éviter de réviser le projet d’accord. S’agissant du protocole n°16 qui institue la procédure de l’avis consultatif, ne pourrait-on concevoir une déclaration des Etats réunis au sein du Conseil européen, constituant un accord enforme simplifiée entre les Etats membres, dans laquelle ils s’engageraient à introduire dans les lois nationales de ratification du protocole une disposition prohibant l’usage dudit protocole pour toute question en lien avec le droit de l’Union. Cette solution pourrait être utilisée également s’agissant de l’article 344 relatif aux différends entre Etats membres. Ceux-ci rappelleraient leur obligation de respecter la procédure prévue par cet article. Certes la Cour européenne pourrait néanmoins si elle était saisie en violation de ces engagements statuer sur les requêtes, mais il est peu probable que les juridictions nationales passent outre à une loi de ratification et, compte tenu du peu d’appétence manifesté jusqu’à présent par les Etats pour les requêtes interétatiques, il est encore moins probable qu’ils outrepassent les obligations contractées sur ce point. Les déclarations pourraient être annexées à l’accord. Si ces solutions paraissaient peu sûres, une révision du projet d’accord s’imposerait et, dans la mesure où le protocole n°16 CEDH est optionnel et où la prohibition des requêtes interétatiques ne s’appliquerait pas aux Etats nombres, ceux-ci n’y verraient sans doute pas d’inconvénients.

 

En ce qui concerne la mise en cause de la primauté par application de normes nationales plus protectrices, le problème n’a pas de consistance puisque les Etats membres ne peuvent en vertu du droit de l’Union faire valoir ces normes, mais une déclaration des Etats membres confirmant cette situation pourrait suffire.

 

Les deux problèmes les plus délicats sont ceux de la PESC et de la confiance mutuelle. Il serait certes envisageable d’exclure la PESC du champ couvert par l’accord, mais il n’est pas exclu que les Etats parties non membres n’acceptent cette situation exceptionnelle et, de toute façon, la Cour européenne pourrait être saisie par le biais des Etats membres ; IL n’est pas politiquement envisageable que les Etats acceptent de modifier les traités de telle sorte que la compétence de la Cour de justice puisse être étendue à l’ensemble de la PESC. A vrai dire, sur ce point, la situation n’est pas vraiment différente adhésion sur la base du projet d’accord ou non puisque, dans les deux cas, les requêtes seront déposées par l’intermédiaire des Etats membres et la Cour européenne des droits de l’homme sera amenée à en connaître. Quant au principe de confiance mutuelle, le conflit repose sur une différence de jurisprudence entre les deux cours. La fonction de la Cour européenne est de traiter des requêtes individuelles au regard de la Convention et on voit mal comment elle pourrait renoncer à un examen au cas par cas en se fondant sur une présomption quasi absolue de protection suffisante sauf cas de problèmes systémiques. Elle ne s’intéresse pas au fonctionnement abstrait d’un système, mais à la situation individuelle d’un requérant et , dès que celui-ci est dans une situation spécifique, elle doit s’assurer que celle-ci sera bien prise en compte même dans le cas d’un système globalement satisfaisant. La seule solution repose sur un rapprochement des jurisprudences qui pourrait se fonder sur l’acceptation de la confiance mutuelle en s’assurant cependant que, dans ce cadre, serait prise en compte la situation de personnes particulièrement vulnérables.

 

Une réflexion approfondie est en cours au sein de l’Union, mais elle prendra du temps et, en attendant, la situation de l’Union au regard de la Convention est objectivement moins bonne qu’elle ne l’aurait été après une adhésion sur la base du projet d’accord.

 

III. Les inconvénients nés de la situation actuelle

 

Aujourd’hui sans adhésion, les mesures de mise en œuvre du droit de l’Union peuvent être portées à Strasbourg dans le cadre de requêtes individuelles formées contre des Etats membres. Dans ce cas, faute de coresponsabilité, l’Union ne peut se défendre devant la Cour puisqu’elle n’est pas partie. Certes, de ce fait, l’Union ne peut être condamnée, mais les Etats membres peuvent l’être ce qui les place devant le choix difficile de respecter la Convention et de ne pas se conformer au droit de l’Union ou d’exécuter l’arrêt de la Cour et de violer le droit de l’Union. En l’absence du mécanisme d’intervention préalable prévu par le projet d’accord, la Cour européenne ne disposera pas de l’interprétation du droit de l’Union donnée par la Cour de justice si la juridiction nationale statuant en dernier ressort n’a pas saisi la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel. Elle statuera donc sur la base de l’interprétation donnée par le juge national.

 

Les juridictions des Etats membres ayant ratifié le protocole n°16 pourront demander à Strasbourg un avis consultatif sur une question présentant un lien direct avec le droit de l’Union et les Etats membres pourront saisir la Cour européenne des droits de l’homme d’un différend en rapport avec le droit de l’Union. Le conflit relatif à la confiance mutuelle subsistera. Les questions relatives à la PESC pourront être portées à Strasbourg par le biais de requêtes formées par les Etats membres.

 

Mais surtout la Cour européenne sera amenée à se prononcer sur la répartition des compétences entre l’Union et ses Etats membres. Certes sa jurisprudence Bosphorus[14] établit une présomption d’ « immunité juridictionnelle » lorsqu’une requête est formée contre un Etat membre pour autant que la protection des droits fondamentaux offerte par l’Union ne souffre pas d’insuffisance manifeste. On peut penser que la Cour européenne sera vigilante sur ce point si l’on se fie au discours prononcé par le président de la Cour lors de la rentrée judiciaire 2015 : « Pour ma part, ce qui m’importe, c’est qu’il n’y ait pas de vide juridique dans la protection des droits de l’homme sur le territoire de la Convention, que la violation soit le fait d’un État ou d’une institution supranationale. Notre Cour continuera donc d’apprécier la conventionalité des actes des États, quelle que soit leur origine, et les États sont et resteront responsables de leurs obligations au regard de la Convention ».

 

Pour vérifier si l’exception Bosphorus est bien applicable, la Cour doit vérifier si la requête concerne bien une hypothèse dans laquelle l’Etat se limite à appliquer le droit de l’Union sans aucune marge d’appréciation[15]. En l’absence du mécanisme de coresponsabilité, il appartient à la Cour lorsqu’il ne s’agit pas d’un règlement, d’apprécier elle-même la marge d’appréciation laissée aux Etats membres par le droit de l’Union dans le cadre de la mise en œuvre de celui-ci ou de statuer sur la répartition des compétences. Ainsi, en refusant les garanties offertes par l’accord d’adhésion sur ces points, la Cour place l’Union dans une position de vulnérabilité plus grande qu’elle ne l’aurait été en cas d’adhésion. En outre, en l’absence de renvoi préjudiciel, la Cour ne fera pas jouer la jurisprudence Bosphorus si la Cour de Justice n’a pas déjà été appelée à statuer sur la même affaire[16].

 

 

En conclusion, l’avis laisse une impression mitigée. Si certaines des objections sont recevables, d’autres laissent l’impression, que l’on espère erronée, d’une Cour sur la défensive. En effet, la Cour s’oppose aux vingt-huit Etats membres, se méfie des juridictions suprêmes nationales et de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce serait dommage qu’une telle impression subsiste alors que certaines des conditions posées par la Cour elle-même avant l’ouverture des négociations, comme celle de son implication préalable ont été satisfaites, même si des améliorations peuvent être apportées au texte de l’accord. L’avis pourrait nuire à son image en Europe surtout à un moment où les tensions politiques sont fortes à l’Est du continent. Il est aisé  d’imaginer l’usage que pourraient en faire, au détriment de l’Union, certains Etats européens dont le bilan en matière de droits de l’homme est contestable, mais qui sont, eux, parties à la Convention. Que va-t-on dire de cette Union qui promeut ses valeurs à l’extérieur[17],  mais est incapable de se soumettre à un contrôle externe ? Ce sont bien entendu des considérations politiques dont la Cour ne pouvait se soucier puisque sa mission n’était que de vérifier la compatibilité du projet d’accord avec les traités, mais qui ne peuvent manquer d’interpeller les responsables politiques de l’Union.

 

 

 

 

 

 



[1] CourEDH, Grande Chambre, Arrêt du 30 juin 2005

[2]  Comme la Cour l’indique dans cette affaire : « L'Etat n'en demeurerait pas moins entièrement responsable au regard de la Convention de tous les actes ne relevant pas strictement de ses obligations juridiques internationales » (point 156)

[3] CourEDH Michaud, arrêt du 6 janvier 2012 : « La présente affaire se distingue de l’affaire Bosphorus, précitée,notamment pour deux raisons. D’abord parce que dans cette dernière affaire, s’agissant d’un règlement, comme tel directement applicable dans les Etats membres dans tous ses éléments, l’Irlande ne disposait d’aucune marge de manœuvre dans l’exécution des obligations résultant de son appartenance à l’Union européenne. En l’espèce, il s’agissait de la mise en œuvre par la France de directives, qui lient les Etats membres quant au résultat à atteindre mais leur laissent le choix des moyens et de la forme. La question de savoir si, dans l’exécution de ses obligations résultant de son appartenance à l’Union européenne, la France disposait de ce fait d’une marge de manœuvre susceptible de faire obstacle à l’application de la présomption de protection équivalente n’est donc pas dénuée de pertinence. Ensuite et surtout, parce que dans l’affaire Bosphorus le mécanisme de contrôle prévu par le droit de l’Union européenne était pleinement entré en jeu. La Cour suprême irlandaise avait en effet saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle … . A l’inverse, dans la présente espèce, le Conseil d’Etat a écarté la demande du requérant tendant à ce que la Cour de justice soit saisie à titre préjudiciel … , alors que cette question n’avait été préalablement tranchée par la Cour de justice … .Ainsi, la Cour se doit de constater que, du fait de la décision du Conseil d’Etat de ne pas procéder à un renvoi préjudiciel alors que la Cour de justice n’avait pas déjà examiné la question relative aux droits protégés par la Convention dont il était saisi, celui-ci a statué sans que le mécanisme international pertinent de contrôle du respect des droits fondamentaux, en principe équivalent à celui de la Convention, ait pu déployer l’intégralité de ses potentialités. Au regard de ce choix et de l’importance des enjeux en cause, la présomption de protection équivalente ne trouve pas à s’appliquer » point 112 et suivants

[4] Voir

[5] CourEDH Arrêt du 18 février 1999

[6] CJCE, 12 septembre 2006, Espagne/Royaume-Uni , C-145/04

[7] CourEDH 26 novembre 2013

[8]

[9] Arrêt du 30 mai 2006, C-459/03, ECLI:EU:C:2006:345.

[10] La Cour européenne des droits de l’homme est en effet attentive au respect de l’obligation de renvoi qu’elle a garanti au titre de l’arrêt Ullens de Schooten et Rezabeck c. Belgique (22 avril 2011), rappelé dans son arrêt Dhahbi c. Italie (8 avril 2014) et plus récemment encore dans l’arrêt Schipani et autres c. Italie (21 juillet 2015) . L’absence de motivation du renvoi préjudiciel au regard des conditions posées par la Cour de justice constitue une violation de l’article 6§1 de la Convention 

[11] Arrêt du 26 février 2013, C-399/11, ECLI:EU:C:2013:107

[12] Voir CJUE, N.S., arrêt du 21 décembre 2011, C-411/10 et 493/10, ECLI:EU:C:2011:865 :   «  Il ressort de l’examen des textes constituant le système européen commun d’asile que celui-ci a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des États y participant, qu’ils soient États membres ou États tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la convention de Genève et le protocole de 1967, ainsi que dans la CEDH, et que les États membres », point 78.

 

[13]  Cour européenne des droits de l’homme, Tarakhel c. Suisse, Arrêt du 4 novembre 2014, req. 29217/12 : « Il s’ensuit que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention ».

[14] Bosphorus Hava Yollari Turizm Ve Ticaret Anonim Sirketi c. Irlande, arrêt du 30 juin 2005

[15]  Voir MMS c. Belgique et Grèce, arrêt du 21 janvier 2011

[16] CourEDH, Michaud, arrêt du 6 janvier 2012.

[17] Voir les propos de l’ambassadeur de Russie après de l’Union européenne qui, dans une allocution prononcée le 30 août de cette année lors de l’Alpbach Forum, reprochait à l’Un ion européenne de vouloir exporter sa vision de la démocratie au détriment de la paix et de la sécurité

Commentaires

27.02.2017 16:12

Sophia Spiliotopoulos

Un grand merci, Monsieur le Professeur, pour les deux analyses lucides et stimulantes, et en pleine connaissance de cause, de l'avis 2/13.