Transparence des travaux législatifs

Glasnost dans le processus décisionnel de l’Union ?

 

 

Jean Paul Jacqué

Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

Directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne

 

 

La transparence des débats législatifs constitue une exigence démocratique fondamentale. Comme le montrait Habermas dans sa thèse consacrée à l’espace public, elle est un des éléments qui permet un débat citoyen fondé sur la raison et critique à l’égard du pouvoir. Plus simplement, par son intermédiaire, le citoyen peut contrôler la prise de décision dans un régime représentatif. Apparue dans le traité de Maastricht, la transparence a été consacrée par le traité d’Amsterdam et le traité de Lisbonne confirmait la pratique du Conseil en ce qui concernait le déroulement de la procédure législative.  Cependant le processus de décision laisse une large place à des pratiques destinées à permettre des négociations informelles entre les institutions. Le règlement 1049/2001 sur l’accès du public aux documents permet de refuser l’accès à un document lorsque « sa divulgation porterait gravement atteinte au processus décisionnel ». Tel est le cas de certains documents élaborés au cours des trilogues entre le Parlement, le Conseil et la Commission dans le cadre de la procédure législative. Ces documents sont rendus publics uniquement après l’adoption du texte législatif. Les institutions ont en effet considéré qu’elles avaient besoin d’un espace de discussion informel qui les soustrairait aux pressions du public et notamment des groupes d’intérêt. Dans sa recommandation sur la transparence des trilogues le médiateur lui-même reconnaissait cette exigence :  « It is arguable that the interest in well-functioning Trilogue negotiations temporarily outweighs the interest in transparency for as long as the Trilogue negotiations are ongoing. In complex Trilogue negotiations—the files that the Ombudsman examined were complex—a concession may be made by one co-legislator on one part of the draft in the expectation that concessions may be made by the other co-legislator at a later stage. Such early concessions may, however, be withdrawn or amended depending upon the outcome of later negotiations. If, at a point where tangible results have yet to be obtained in return, the concessions that have been made are immediately made public, there is a risk that such concessions would become, at least in the eyes of observers, “set in stone”. The public, which might not be aware of the delicate negotiating strategies of the co-legislators regarding such concessions, could be seriously misled. Facing such a risk, participants might refrain from making any serious concessions. Thus, early disclosure could potentially damage the negotiation process ». Pour le Parlement et le Conseil, comme le reconnaissait le médiateur, un équilibre devait être trouvé entre le bon déroulement du processus décisionnel et le respect du principe de transparence. Ce dernier était satisfait par la publicité donnée à posteriori aux documents relatifs aux trilogues et l’impératif de discrétion par la confidentialité gardée tant que la procédure législative était en cours.  La question de cette nécessaire discrétion s’est posée devant le Tribunal saisi par un de ses anciens fonctionnaires, Emilio de Capitani, du refus opposé par le Parlement à sa demande d’accès à des documents élaborés dans le cadre des trilogues. Plus précisément, la demande portait sur le document à quatre colonnes qui sert de base aux discussions lors des trilogues. La première colonne reproduit la proposition de la Commission, la deuxième la position du Parlement, la troisième celle du Conseil et la quatrième les propositions de compromis. Les éléments contenus dans les trois premières colonnes étant déjà public, le différend portait sur l’accès à la quatrième colonne. Le fait que le requérant ait obtenu satisfaction après l’adoption des textes concernés ne changeait rein à la situation puisque le litige portait sur l’accès en cours d’élaboration du texte. Dans son arrêt du 22 mars 2018, le tribunal conforte le principe d’accès aux documents en limitant le jeu de l’exception tirée de la protection du processus décisionnel. Cette interprétation sera confortée par le médiateur dans une recommandation qui porte notamment sur la publicité des positions des États membres au cours des discussions au sein du Conseil.

 

  1. De la nature des trilogues

 

 

Pour le Conseil, les trilogues, de par leur caractère informel et en l’absence d’inscription dans les traités, ne s’inscrivant pas dans la procédure législative telle que prévue par les traités, les documents en cause ne constituent pas des documents législatifs. Le Tribunal pour réfuter cet argument s’appuie sur la pratique législative. La plupart des textes sont adoptés à la suite de trilogues dont les conclusions sont adoptées sans modification par le Parlement et le Conseil. Le Parlement a réglementé la tenue des trilogues dans la partie de son règlement intérieur consacrée à la procédure législative. Le tribunal en conclut que le trilogue font partie de la procédure législative et que les documents produits à cet occasion constituent des documents législatifs.

 

  1. Le refus d’une présomption de non-divulgation au nom du principe de démocratie

 

Le Parlement, le Conseil et la Commission invoquaient une présomption de non divulgation afin de protéger le processus législatif  et de faciliter la recherche d’un compromis entre les parties concernées. Cette vision est fermement rejetée par le Tribunal parce que contraire au principe de démocratie : « La transparence à cet égard contribue à renforcer la démocratie en permettant aux citoyens de contrôler l’ensemble des informations qui ont constitué le fondement d’un acte législatif. En effet, la possibilité, pour les citoyens, de connaître les fondements des actions législatives est une condition de l’exercice effectif, par ces derniers, de leurs droits démocratiques ». Au contraire, constate-t-il, l’absence de transparence peut faire naître des doutes quant à la légitimité du processus législatif. Dans ces conditions, il ne saurait être question d’admettre l’existence d’un présomption de non-divulgation qui s’appliquerait à l’ensemble de l’activité législative. Une telle présomption ne repose sur aucune base ni dans les traités, ni dans le règlement sur l’accès aux documents. L’exception relative à la protection du processus décisionnel doit être interprétée de manière stricte puisque le règlement consacre l’accès le plus large possible aux documents.

 

  1. Le jeu de l’exception relative à la protection du processus décisionnel

 

L’exception prévue par le règlement suppose une atteinte grave au processus décisionnel. Mais, à cet égard, le Tribunal fait preuve d’une certaine souplesse. Si ce risque d’atteinte ne doit pas être hypothétique, mais concret et effectif, ceci n’implique pas pour autant qu’il soit appuyé par des éléments de preuve. Il suffit de faire état de raisons objectives « permettant de prévoir raisonnablement que de telles atteintes surviendraient ». En l’espèce, il résulte de l’examen concret de la nature des dossiers et du contenu de la quatrième colonne qu’aucun risque grave d’atteinte ne pouvait être invoqué même si les questions évoquées concernaient la coopération policière et la protection des données sans qu’aucun élément sensible ne soit évoqué. L’argument plus général du Parlement fondé sur le risque de pression extérieure, il ne peut être retenu que lorsqu’il est établi qu’il pourrait affecter substantiellement la décision. Pour le reste, les réactions de l’opinion publique à l’évolution d’un dossier législatif au cours de la procédure fon t « partie intégrante de de l’exercice des droits démocratiques des citoyens ». De même, le fait que les informations de la quatrième colonne soient, parfois informels et, en tout cas, provisoires et susceptibles d’évolution ne constitue pas un arguments susceptible de justifier la non divulgation, le public pouvant comprendre qu’un texte évolue au cours d’une discussion. L’argument relatif au risque que ferait courir à la coopération loyale entre institutions la divulgation par l’une d’entre elles de documents liés à un trilogue n’est pas justifié puisque les institutions savent due les informations contenues dans les documents peuvent être rendus accessibles aux tiers.

 

L’arrêt ouvre ainsi largement l’accès aux documents produits lors des trilogues avant l’achèvement de la procédure législative remettant en cause la pratique suivie jusqu’à présent. Cet arrêt ne sera pas sans effet. Il peut conduire à une plus grande vigilance dans la rédaction des documents et surtout à omettre certaines informations dans les compte-rendus. L’expérience montre qu’il est des moments si sensibles au moment où une décision va être adoptée que toute publicité peut modifier l’équilibre fragile qui s’est établi. Une campagne de presse ou la pression de certains groupes peut paralyser le processus. Certes il sera toujours possible d’invoquer l’exception sur le risque d’atteinte grave, mais il est plus facile de contourner les procédures habituelles, en ce cas les trilogues, en se réunissant dans des enceintes plus confidentielles. Le Tribunal en convient lorsqu’il répond à l’argument du Parlement selon les institutions ont besoin d’un espace pour réfléchir :  « ainsi que le Parlement l’a indiqué lors de l’audience, en amont de l’inscription de textes de compromis dans la quatrième colonne des tableaux des trilogues, des discussions à cet effet peuvent se tenir lors de réunions consacrées à la préparation desdits textes entre les différents acteurs, de sorte que la possibilité de libre échange n’est pas remise en cause, d’autant plus que, comme relevé au point 86 ci-dessus, le présent litige ne concerne pas la question de l’accès direct aux travaux des trilogues, mais uniquement celle de l’accès aux documents élaborés dans le cadre de ceux-ci à la suite d’une demande d’accès ». Dans ce cas, la transparence imposée par le Tribunal peut conduire à moins de transparence effective.

 

  1. Le médiateur et la publicité des positions des Etats membres

 

Dans une enquête consacrée à la transparence des travaux législatifs au sein du Conseil, le médiateur met en avant la pratique qui consisterait à ne pas inscrire dans les documents du Conseil les positions des États membres.  La Cour de justice dans l’arrêt Access info Europe

avait condamné le Conseil pour avoir refusé de donner accès aux parties de documents dévoilant l’identité des États membres. Le médiateur tente de compléter cette jurisprudence en imposant au Conseil d’inscrire les positions des États membres dans les documents. A vrai dire, cette pratique est rare et les positions des États figurent généralement en note de bas de page dans les documents du Conseil afin de permettre des discussions utiles entre les États. Toute autre pratique compliquerait excessivement les délibérations. Ce n’est que dans des cas exceptionnels et à la demande d’un État membre que de telles mentions ne sont pas rapportées. La recommandation du médiateur impose l’inscription systématique des positions dans le compte-rendu des réunions sauf exception fondée sur le règlement relatif à l’accès aux documents. Le fait qu’un État membre désire garder confidentielle sa position afin de pouvoir la modifier par la suite ne devrait pas s’opposer au droit du public de contrôler les États : « Given the significance for citizens of knowing Member States’ positions, the Ombudsman takes the view that the current administrative practice of the Council’s General Secretariat, not to record systematically the positions expressed by Member States in discussions within preparatory bodies, constitutes maladministration. The Ombudsman recommends that the GSC should systematically record those positions. The documents disclosing the positions of the Member States should, in principle, be made proactively and directly available to the public in a timely manner. Any refusal to release the name of a Member State, which should be rare, needs to be based on the duly reasoned application of an exception listed under Article 4 of Regulation 1049/2001 and be consistent with the case-law ».

 

Conclusion

 

Tant le tribunal que le médiateur confirment que , pour eux, la transparence est un élément clé de la démocratisation de l’Union européenne, préoccupation qu’ils avaient déjà manifestée en ce qui concerne l’initiative citoyenne européenne. S’il est difficile de contester ce point de vue, sa mise en œuvre imposerait un changement de paradigme dans le processus décisionnel dans l’Union. Ils se situent en effet dans une optique de délibération par des représentants qui doivent être contrôlés par les citoyens. Mais le processus décisionnel est au sein de l’Union davantage fondé sur la négociation. Or celle-ci s’oppose à une totale transparence. Un participant (État ou institution) peut pour des motifs stratégiques s’abstenir d’afficher ses positions ou se réserver le droit d’en changer progressivement en vue de s’approcher d’un compromis. Dans un tel cadre, la transparence limite sa liberté de manœuvre et l’expose à des critiques du public lorsqu’il abandonne une partie de ses revendications en vue d’un compromis. Certes le public devrait être suffisamment informé pour comprendre ces circonvolutions et les intéressés pourraient les justifier auprès des citoyens. Mais ils ne sont pas toujours disposés à faire cet effort et à affronter, outre le débat à Bruxelles, un débat national. Les efforts de la Cour et du médiateur contribuent à une évolution, mais il est à redouter qu’elles contribuent aussi à développer des formes de négociations de plus en plus discrètes dans des cadres de plus en plus informels. Elles échapperaient alors à toute règles et réduiraient les instances officielles à un rôle d’enregistrement de solutions adoptées en dehors d’elles. Un équilibre entre transparence et liberté des échanges au sein des institutions doit être trouvé pour préserver l’existence d’un processus décisionnel qui se déroule dans leur cadre.