Le Brexit devant la Cour suprême britannique

Jean Paul Jacqué

 

Par son jugement du 24 janvier 2016[1] la Cour suprême clôt la controverse relative à la nécessité d’une intervention du Parlement avant que le gouvernement britannique n’enclenche la procédure de l’article 50 du traité sur l’Union européenne relatif au retrait d’un Etat membre de l’’Union européenne. L’intérêt du jugement porte plus sur le droit constitutionnel britannique que sur le droit de l’Union. Certains commentateurs s’étaient interrogés sur l’éventualité d’un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union sur l’interprétation de l’article 50. La Cour suprême a écarté d’emblée toute question d’interprétation de l’article 50 en constatant que le fait que l’invocation de l’article 50 constitue ou non un processus irréversible n’avait pas d’incidence sur le résultat de ses délibérations[2]. De même, la Cour suprême fait référence au texte de l’article 50 relatif à la notification du retrait selon les règles constitutionnelles nationales pour venir à l’encontre de l’argument selon lequel le retrait unilatéral était entre les mains du seul gouvernement. Pour le reste, le jugement porte essentiellement sur des questions constitutionnelles internes et conclut, à la lumière de celle-ci, qu’une autorisation législative est nécessaire pour activer la procédure de retrait en raison de la souveraineté parlementaire.

 

Le débat sur la prérogative royale

 

L’argumentation du représentant du gouvernement reposait sur l’existence de la prérogative royale laquelle comporte de manière indiscutable le pouvoir de conclure des traités internationaux et de s’en retirer. La Cour donne au gouvernement une leçon de droit constitutionnel britannique fondée sur le rappel de la souveraineté du Parlement. Elle expose comment la souveraineté concentrée initialement entre les mains de la Couronne est passée progressivement entre celles du Parlement, les prérogatives royales, exercées aujourd’hui par le gouvernement, se réduisant au fur et à mesure au cours de l’histoire. Compte tenu de la souveraineté parlementaire, ces prérogatives peuvent être limitées ou abrogées par la loi et, en aucun cas, n’ont la capacité d’aller contre celle-ci à moins que la loi elle-même ne le prévoie. Pour reprendre une citation de la Cour, les prérogatives sont « a relic of the paste » bien qu’elles couvrent encore des domaines importants[3]. L’un de ces domaines est la conclusion et la dénonciation des traités qui dépendent de l’exécutif et c’est sur ce point que s’appuie le gouvernement pour revendiquer son droit d’activer seul le retrait de l’Union. Cependant, le Royaume-Uni étant dualiste, les traités n’ont pas d’effet en droit interne, mais uniquement dans l’ordre international. Afin de déployer des effets internes, il est nécessaire de suivre la voie parlementaire, ce qui fut fait en ce qui concerne les Communautés européennes par l’European Act de 1972. Par cette loi, le Parlement autorise les effets internes de l’adhésion. La Cour l’analyse comme le tuyau, « conduit pipe », par lequel le droit de l’Union pénètre dans la sphère interne britannique sans qu’une intervention parlementaire soit nécessaire. Le droit de l’Union ne tire donc pas ses effets du traité, mais de la loi. La loi autorise également le gouvernement à mettre en œuvre la législation de l’Union sans qu’un recours au Parlement soit nécessaire sauf lorsqu’elle le prévoit. Elle institue ainsi une source autonome de droit au Royaume-Uni[4]. Dans la mesure où, par le canal de la loi, le droit de l’Union a créé des droits pour les particuliers, la prérogative royale ne peut permettre d’abolir ces droits et une intervention parlementaire est nécessaire. Le gouvernement britannique s’appuyait également sur le fait que la loi lui permettait d’intervenir « from time to time » pour adapter les règles internes aux modifications impliquées par le droit de l’Union. Pour la Cour, il existe une grande différence entre une clause permettant des adaptations aux variations du droit de l’Union et un retrait qui est d’une portée telle qu’il ne peut intervenir que par une loi votée par le Parlement[5]. Ainsi tant que l’European Act restera en vigueur, le droit de l’Union restera en vigueur. Est également rejeté le fait que la modification de l’European Act intervenue en 2011 ne fasse pas référence au droit de retrait alors que celui-ci avait été introduit par le Traité de Lisbonne impliquait que le Parlement avait voulu laisser l’usage de ce droit au gouvernement. On ne saurait déduire du silence du législateur sa volonté d’étendre la prérogative au retrait[6]. Dans son jugement, la High Court avait estimé que l’European Act ayant un statut constitutionnel, il ne pouvait être modifié que par une disposition législative expresse.

 

Le jugement réaffirme ainsi les bases constitutionnelles du système britannique et préserve les droits du Parlement en s’opposant à toute interprétation extensive de la prérogative royale. Il tranche ainsi dans un conflit entre pouvoirs sans, bien entendu, prendre parti sur le Brexit en lui-même. Le litige portait sur la procédure et non sur le fond.

 

Souveraineté parlementaire et souveraineté populaire

 

Le recours au référendum est rare au Royaume-Uni où il n’a été utilisé que dans trois cas. Le premier en 1975 portait sur le maintien au sein de la CEE, le deuxième en 2011 sur la modification du système de scrutin et le troisième sur le maintien au sein de l’Union. D’autres référendum ont eu lieu sur la dévolution de pouvoirs à certaines parties du Royaume-Uni en Irlande du Nord, en Ecosse et au Pays de Galles. En accord avec la thèse de la souveraineté parlementaire, les effets du référendum doivent être déterminés par le Parlement. En l’absence d’indications dans la loi l’organisant, le référendum ne peut avoir d’effets juridiques. La preuve en est donnée à contrario par le référendum de 2011 qui déléguait au ministre le pouvoir de faire entrer en vigueur le nouveau système de vote en cas de réponse positive. La volonté populaire peut confirmer ou infirmer la volonté parlementaire, mais il dépend du Parlement seul de décider de la manière dont se combineront les deux volontés[7]. S’il ne prévoit pas expressément que l’effet du vote est contraignant, le référendum reste consultatif. Le rôle du Parlement est donc incontournable. La Cour accepte ainsi à l ‘acclimatation du référendum en préservant la souveraineté parlementaire.

 

La place de l’Ecosse, du Pays de Galles et de l’Irlande et la valeur des conventions de la constitution

 

Le jugement de la High Court ne portait pas sur la question des parties du Royaume-Uni qui avait bénéficié des lois de dévolution leur accordant des compétences législatives spécifiques. La question était d’autant plus sensible que les électeurs écossais et d’Irlande du Nord n’avaient pas partagé l’opinion de la majorité sur le retrait. La Cour suprême ayant admis l’Irlande du Nord à intervenir dans le litige, elle devait envisager la possibilité pour ces parties du Royaume de s’opposer à l’invocation de l’article 50. Ils estimaient que, dans la mesure où la législation de l’Union s’appliquait dans des domaines de compétences qui leur avaient été dévolues, leur consentement était nécessaire. Cet argument est rejeté au motif que les lois de dévolution préservent la possibilité pour le Parlement britannique de légiférer à leur égard. De ce fait, ils ne pouvaient empêcher le Parlement de Westminster de statuer sur le Brexit. Cependant, une convention constitutionnelle appelée du nom de son initiateur, Lord Sewell, la convention Sewell reconnaissait la nécessité d’établir une cohérence entre les compétences dévolues et l’exercice du pouvoir législatif à Londres. Elle prévoit que le Parlement s’abstiendra de légiférer en l’absence du consentement des Parlements des parties du Royaume bénéficiaires d’une dévolution. Cette convention a été introduite dans un « memorandum of understanding », puis introduite en 2016 dans le Scotland Act. La Cour confirme que les conventions ont une valeur politique et ne peuvent de ce fait être invoquée devant les juridictions[8]. Ceci ne clôt pas le débat politique et le Secrétaire d’Etat irlandais a annoncé que l‘Ecosse invoquerait la convention lorsque serait examiné le « big rappeal bill » de la législation de l’Union promis par Mme May.

 

Et maintenant

 

La décision de la Cour suprême était attendue par le gouvernement britannique et le surlendemain du jugement un bill permettant l’invocation de l’article 50 était déposé devant le Parlement. Pour éviter les amendements, le texte ne comporte que deux articles et ne porte que sur l’article 50[9]. Le texte a été approuvé, 89 parlementaires sur 461 se prononçant contre. Les opposants appartenaient au Scottish National Party auquel sont venu s'ajouiter 5 libéraux-démocratiques et 23 députés du Labour qui ont bravé le three line whip de leur leader J. Corbyn. Un seul conservateur, l'ancien ministre Kenneth Clarck a bravé le premier minsitre bien que nombre de membres du parti venaient de circonscriptions urbaines dans lesquelles les électeurs s'étaient opposés au Brexit. Le discours de Kenneth Clarck a été l'un des éléments marquants du débat parlementaire. Non content de souligner que le résultat du référendum n'était en aucun cas contraignant pour le Parlement, il a illlustré les vues de Burke selon lequel l'élu n'était pas le représentnt des intérêts de sa circonscription, mais celui de la notion tout entière et qu'en conséquence,il lui appartenait de voter selon sa conscience.

A l'issue du vote aux Communes, la parole est maintenat aux Lords moins favorables au Brexit. Mais le référendum était prévu dans le manifeste électoral conservateur et, dans l'esprit de la convention Salisbury, les Lords, non élus, ne devraient pas s’opposer pas à une politique qui a été approuvée lors des dernières élections. Il est donc vraisemblable que la notification prévue à l’article 50 pourra être déposée avant fin mars avant l'approbation de celui-ci par les vingt-sepy autres membres de l'Union. La suite au prochain épisode ?

 

 

 

 



[2] Point 26 : « In these proceedings, it is common ground that notice under article 50(2) (which we shall call “Notice”) cannot be given in qualified or conditional terms and that, once given, it cannot be withdrawn. Especially as it is the Secretary of State’s case that, even if this common ground is mistaken, it would make no difference to the outcome of these proceedings, we are content to proceed on the basis that that is correct, without expressing any view of our own on either point. It follows from this that once the United Kingdom gives Notice, it will inevitably cease at a later date to be a member of the European Union and a party to the EU Treaties » 

[3] point 49 : « In Burmah Oil … , Lord Reid described prerogative powers as a “relic of a past age”, but that description should not be understood as implying that the Royal prerogative is either anomalous or anachronistic. There are important areas of governmental activity which, today as in the past, are essential to the effective operation of the state and which are not covered, or at least not completely covered, by statute. Some of them, such as the conduct of diplomacy and war, are by their very nature at least normally best reserved to ministers just as much in modern times as in the past … »

 

[4] point 80 : « the 1972 Act effectively constitutes EU law as an entirely new, independent and overriding source of domestic law, and the Court of Justice as a source of binding judicial decisions about its meaning » 

[5] point 78 : « There is a vital difference between changes in domestic law resulting from variations in the content of EU law arising from new EU legislation, and changes in domestic law resulting from withdrawal by the United Kingdom from the European Union. The former involves changes in EU law, which are then brought into domestic law through section 2 of the 1972 Act. The latter involves a unilateral action by the relevant constitutional bodies which effects a fundamental change in the constitutional arrangements of the United Kingdom ». 

79. 

[6] points 108 et 109 : « The fact that a statute says nothing about a particular topic can rarely, if ever, justify inferring a fundamental change in the law … Even if this principle admits of exceptions, they must be rare, and there is no justification for the view that the absence of any reference to article 50(2) in the 2008 and 2011 Acts is such an exception. Those statutes were not attempting to codify the legislative restrictions on the use of the prerogative in relation to the EU Treaties » 

 

 

[7] Point 121 : « Where, as in this case, implementation of a referendum result requires a change in the law of the land, and statute has not provided for that change, the change in the law must be made in the only way in which the UK constitution permits, namely through Parliamentary legislation ». 

[8] Point 1512 « In reaching this conclusion we do not underestimate the importance of constitutional conventions, some of which play a fundamental role in the operation of our constitution. The Sewel Convention has an important role in facilitating harmonious relationships between the UK Parliament and the devolved legislatures. But the policing of its scope and the manner of its operation does not lie within the constitutional remit of the judiciary, which is to protect the rule of law » 

[9] (1)The Prime Minister may notify, under Article 50(2) of the Treaty on European 
Union, the United Kingdom’s intention to withdraw from the EU.(2)This section has effect despite any provision made by or under the European Communities Act 1972 or any other enactment.